Un nouveau tabou a fait son entrée sur scène dans le débat public: le tabou de l’appropriation culturelle. J’y reviens, c’est trop important pour le pousser sous le tapis.

Osons une énième définition sommaire (et imparfaite) du concept d’appropriation culturelle: il y aurait appropriation quand une personne ou un groupe majoritaire dominant pique un élément dans la culture d’un groupe minoritaire dominé, dans le but d’en tirer des bénéfices indus. C’est une question éthique.

Par exemple, en puisant dans les croyances, dans la langue, dans l’histoire, dans les us et coutumes d’un groupe minoritaire dominé tout en donnant l’impression d’exprimer cette réalité de l’intérieur du groupe dominé, et comme si elle émanait de soi. Et non pas de l’extérieur, comme le ferait un observateur.

Bref: «s’approprier» quelque chose. Comme quand les Anglais se sont appropriés les terres des Acadiens en 1755.

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Disons-le tout de suite, pour éviter la spirale des répétitions de lieux communs: OUI, l’appropriation culturelle est un concept légitime et valable. Il est donc parfaitement normal que des personnes qui se sentent lésées par ce qu’elles estiment être une exploitation artistique indue de leur culture réagissent.

Mais c’est l’engouement soudain de personnalités (ou de groupuscules au profil idéologique nébuleux) qui veulent étirer ce concept au maximum qui pose problème.

L’éthique a beau être élastique, l’élastique va péter. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. C’est ce qui est en train de se produire.

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Aux États-Unis, on a interdit à deux Américaines friandes de burritos d’ouvrir un kiosque public où elles comptaient en vendre. Le prétexte? Appropriation culturelle, vu qu’elles n’étaient pas Mexicaines et qu’elles auraient piqué des recettes à d’authentiques Mexicaines. Tabou.

Pourtant, on n’a qu’à taper «recettes de burritos» sur Google pour obtenir environ 1 600 000 résultats. Toutes des recettes volées? Non. Toutes des recettes postées sur Google par des Mexicaines? Non.

J’ai lu sur la Toile d’autres exemples de ce type. Par exemple, un «débat» autour de la poutine québécoise que certains restaurateurs canadiens auraient eu le malheur d’appeler poutine «canadienne». Appropriation culturelle clament les empêcheurs de manger en rond. Voilà que les grumeaux de l’infortuné Accord du lac Meech viennent encore gâter la sauce. Tabou.

Et cette histoire en Alberta où un artiste mondialement reconnu en art de la rue, Okuda San Miguel, a maille à partir avec des Autochtones depuis qu’il a évoqué s’être «inspiré» de la culture autochtone pour réaliser, sur invitation, sa dernière murale, à Edmonton. Le crime? Appropriation culturelle, car l’œuvre finale ne ressemble pas à l’iconographie spirituelle autochtone que souhaiteraient ses pourfendeurs. Tabou.

Ce qui revient à soutenir que non seulement on ne peut pas piller la culture d’une communauté «racialisée» et dominée pour créer une œuvre artistique et en tirer des bénéfices, ce qui est fort compréhensible!, mais on ne peut même plus prétendre «s’inspirer» de cette culture!

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Avant que ce tabou ne s’installe sur le trône de la bien-pensance, les artistes n’ont jamais craint de s’inspirer de tout ce qui les entoure: idées, personnes, œuvres, événements et autres.

D’ailleurs, nombreux sont ceux qui se réclamaient de cette inspiration, afin de mettre en lumière ce qui, dans leurs œuvres, attestaient de leur filiation ethnique, esthétique, idéologique ou culturelle. Pensons à Picasso dont une partie de l’œuvre a été grandement influencée par l’art africain, telle que l’affiche actuellement une exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Devrait-on censurer Picasso?

Quand la liberté de création sera décapitée, on décapitera d’autres types de liberté d’expression! Car il n’y a pas que sur une scène, ou sur une toile, ou dans un livre qu’on s’exprime.

On s’exprime partout, toujours et en tout lieu. Ce n’est pas bien compliqué à comprendre.

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Avez-vous noté que plus on «octroie» des droits d’un côté, plus on essaie quand même, de l’autre côté, de tordre la réalité pour que ça ne dérange pas trop l’ordre sociétal patiemment mis en place au fil des siècles.

Mais c’est fait subtilement, n’ayez crainte. Par exemple, les haut-parleurs de la société hétérocentrique diront aux gays que, ben oui, vous avez le droit d’être qui vous êtes, alors profitez-en donc pour être comme nous autres! Mariez-vous comme nous autres, faites des noces identiques aux nôtres, achetez-vous des bungalows pareils aux nôtres, bref, disparaissez dans le décor en agissant comme nous.

Parallèlement, certains groupes minoritaires de tout acabit, armés des droits qu’on leur accorde enfin, souvent après des années de luttes légitimes pour les obtenir, n’ont de cesse de profiter aussitôt de ces nouveaux droits acquis pour jouer du muscle avec tout un chacun, comme si le fait de posséder un droit était en fait un pouvoir coercitif à utiliser contre les autres.

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Grand bien leur fasse, mais, de la même manière que l’on ne peut pas confisquer l’histoire de quelqu’un ou d’un groupe pour prétendre en faire sa propre histoire, l’on ne peut pas revendiquer un droit de propriété sur des parcelles de l’Histoire avec un grand H.

Cette Histoire-grand-H, faisceau de milliers d’autres histoires, appartient à tout un chacun, en totalité, avec usufruit. Elle se situe précisément là où se croisent la liberté de l’un et celle de l’autre.

Mais si, autrefois, l’adage pouvait dire que la liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, faudrait-il maintenant dire que cette liberté s’arrête là où commence le tabou de l’autre? Pathétique.

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Quand l’être humain s’émerveille devant les beautés de la vie, ou s’attriste devant les drames des autres, et y puise le suc nécessaire pour alimenter sa réflexion et sa création, il fait œuvre de liberté.

L’être humain est la manifestation vivante d’une magie mystérieuse qui met en lumière la génétique autant que l’éducation, la chair autant que le sang, le cœur autant que l’esprit.

C’est pourquoi cette chronique n’est pas tant une chronique sur l’appropriation culturelle, finalement, qu’une chronique sur la liberté. La liberté tout court.
Et si l’humanité tient à survivre, elle devra bientôt se rendre à l’évidence qu’il n’y a pas d’Histoire humaine possible sans liberté.

Han, Madame?

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