Le miroir éclaté
Un ciel bleu azur moucheté de nuages d’un blanc laiteux. Quelques érables encore verts, mais la plupart moirés de rouge et d’orangé. Ici et là, une voiture couleur bleu marine. Ma rue a les couleurs d’un lendemain d’élection fédérale minoritaire.
Si la divine Angèle a pu chanter qu’il y a une étoile pour chacun au bout de sa rue, il ne faut pas oublier que la rue s’étire de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique!
Tellement que, mardi matin, la «rue» Canada s’est réveillée avec la gueule de bois malgré la douche froide que lui a servie l’électorat, la veille. Rendu là, au diable les votes stratégiques, les votes sympathiques, les votes scolastiques ou les votes psychédéliques: le Canada est dans le pétrin!
C’est ce qui explique que les couleurs de la carte canadienne depuis lundi évoquent une toile abstraite sur laquelle un peintre se serait amusé à nettoyer ses pinceaux. Vive la créativité!
***
Oui, on a barbouillé d’un océan à l’autre.
Du fils prodige qu’il incarnait aux élections fédérales de 2015, Justin Trudeau est devenu en 2019 le fils prodigue en quête d’un pardon électoral. La rédemption politique est possible s’il a le ferme propos de ne plus recommencer. On le verra à ses actes! En attendant, il est en observation.
De son côté, Andrew Scheer a beau avoir un sourire joufflu d’enfant de chœur espiègle, le Canada ne semble pas prêt à lui donner le bon Dieu sans confession! Lui aussi est en observation.
Cela dit, si Trudeau a perdu des voix, il reste à la tête du gouvernement. Sheer a perdu l’élection mais a gagné le vote populaire. Les néo-démocrates de Jagmeet Singh ont perdu des sièges mais ont gagné la balance du pouvoir. Les verts d’Elizabeth May ont doublé leur députation, les bloquistes d’Yves-François Blanchet ont triplé la leur! Il y en a pour tout le monde!
En voulez-vous des étoiles au bout de la rue? En vlà!
Ce qui me frappe, c’est la régionalisation importante de la politique canadienne. La force du pouvoir central s’étiole au profit de gouvernements régionaux conservateurs qui ne s’en laisseront pas imposer par un gouvernement fédéral libéral, fût-il majoritaire.
Mais le fait que ce gouvernement soit maintenant minoritaire et qu’il doive compter sur des formations plus progressistes pour se maintenir au pouvoir, ne pourra qu’exacerber davantage la fracture entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux populistes.
***
Il sera extrêmement difficile pour Justin Trudeau de réconcilier les doléances de l’Atlantique, les aspirations autonomistes du Québec, la fronde de l’Ontario et les desiderata de l’Ouest. Pas facile de recoller un miroir éclaté!
Le premier ministre Trudeau jettera-t-il du lest pour plaire à l’Alberta et à la Saskatchewan où il a tout perdu? Jettera-t-il du lest au Québec pour ne pas perdre, aux prochaines élections, l’appui d’une part encore plus importante de l’électorat québécois, ou risquer de mousser ses aspirations souverainistes?
Pendant la campagne électorale, il n’a cessé de fustiger ses homologues provinciaux Jason Kenney de l’Alberta, Doug Ford de l’Ontario et dans une moindre mesure Blaine Higgs du Niou-Brunswick. Va-t-il soudainement se mettre à leur faire des œillades politiques?
Il devra se faire rassembleur, ai-je entendu répéter ad nauseam depuis lundi soir. C’est vrai. Mais ce qui est vrai aussi, c’est que le Parti libéral est un parti centralisateur, comme le NPD, et qu’on risque à Ottawa de confondre «rassembleur» et «centralisateur». Ce qui, on s’en doute, ne pourra que lézarder davantage le peu de cohésion nationale canadienne qu’il nous reste.
***
Une chose est claire: si le premier ministre Trudeau devait se mettre à jouer les uns contre les autres, il ne fera que projeter le Canada dans un affrontement politique et idéologique que l’électorat canadien a rejeté lundi soir, mais qu’il pourrait embrasser la prochaine fois.
Il n’est écrit nulle part que le Canada soit éternellement imperméable à la polarisation extrême de la vie politique que l’on voit s’installer actuellement dans nombre de démocraties occidentales. Comme il n’est écrit nulle part que les fractures régionales du pays ne déboucheront pas un jour sur des mouvements de sécession ailleurs qu’au Québec.
Il est fort possible que le fameux nationalisme québécois tant décrié dans les médias anglais du Canada ne surgisse ici et là en terre canadienne à la manière d’un rhizome.
Affirmer le contraire, à l’heure actuelle, c’est se complaire dans la pensée magique.
***
Et tout ça nous ramène au fameux pacte de la Confédération que René Lévesque s’est tant acharné à vouloir modifier pour éviter justement que ce grand pays ne finisse en petits morceaux. Mais ce n’est pas le sujet du jour, on en reparlera.
Je sais que ce sujet fait paniquer l’Acadie. Et que plus elle panique, plus elle a tendance, par réflexe, à se jeter dans les bras du fédéral, y cherchant réconfort et protection.
Et elle en veut au Québec de tenter de s’affranchir de ce lien qui le maintient dans une forme de dépendance datant d’une autre époque. Ce qui revient à dire que l’Acadie ressent aussi une dépendance à l’égard du Québec. Sinon, elle lui dirait: hasta la vista!
Ce que ne peuvent se résoudre à dire tant et tant d’artistes, de musiciens, d’entrepreneurs, d’universitaires, d’écrivains, d’artisans de toute nature qui ont noué avec le Québec des liens fertiles en collaboration et en partenariat avec leurs frères francophones.l
***
Il peut sembler bizarre que j’aborde ce sujet dans une chronique post-électorale, mais c’est que je pressens déjà ce qui s’annonce au Canada dans quelques années.
Je crois sincèrement que l’Acadie doit prendre acte aujourd’hui de ce qui se passe réellement en politique canadienne, doit aller plus loin que le bout de sa rue, et doit redéployer ses forces en fonction d’un avenir plus autonome, comme tentent de le faire la SANB ou l’Assemblée nationale de l’Acadie.
Ce qui se passe au Québec, en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique devrait interpeller l’Acadie non seulement parce que ça la «dérange» dans son quotidien, mais parce que ça la concerne au plus haut point!
Han, Madame?