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Les jeunes Acadiens se divertissent peu en français

NDLR: L’Acadie Nouvelle a publié des articles sur le niveau de français des étudiants de l’Université de Moncton, cet automne. L’équipe du journal s’est ensuite demandé si les pratiques culturelles des jeunes Acadiens, très anglophones, influencent leur façon de s’exprimer. Seulement en partie, affirme un chercheur dans une thèse.

L’anglais est très présent dans les chansons, les livres, les films et les séries que consomment les jeunes Acadiens. L’Acadie Nouvelle en a discuté avec des élèves de 12e année de l’école l’Odyssée, à Moncton.

L’enseignante de français, Mireille Haché, demande de la bienveillance. De nombreux élèves de sa classe, à l’école l’Odyssée de Moncton, vivent dans une famille exogame (avec un parent francophone et un parent anglophone).

Il est donc compréhensible que parmi ces jeunes en 12e année, 80% des individus indiquent avoir lu leur livre préféré en anglais. Et encore moins étonnant qu’ils soient 90% à avoir regardé leur film ou leur série favoris dans la langue de Shakespeare.

«Ma bibliothèque est principalement en anglais, car nous parlons majoritairement en anglais à la maison, témoigne Marysa Wheeler. Je lis des livres en français en cours, surtout.»

L’adolescente de 17 ans se souvient d’un ouvrage qu’elle a aimé dans la langue de Molière. Elle l’a acheté un Salon du livre de Dieppe il y a plusieurs années.

«J’ai lu mon livre préféré en anglais, raconte aussi une fille de 16 ans, Atlas LeBlanc. Je l’ai lu dans le cadre du cours d’anglais, parce que je ne lis pas souvent de livres pour le plaisir. Je préfère écouter des séries et jouer à des jeux vidéo.»

Sa camarade, Lauren Larch, aime lire. L’élève de 17 ans raconte s’être intéressée à la poésie du Québécois Alain Grandbois («c’était correct», estime-t-elle), explorer la philosophie (qui la laisse encore froide) et avoir lu deux romans de Victor Hugo (dont elle a trouvé l’écriture vieillotte).

«Je lis n’importe quoi, mais surtout en anglais, témoigne néanmoins Lauren. Je n’aime pas les traductions.»

Dans un sondage informatique de cette classe, seules deux personnes sur 24 ont déclaré bien connaître l’auteure acadienne célèbre Antonine Maillet. Ils étaient 12 à reconnaître son nom et 10 à ignorer son existence.

À main levée dans la classe, les élèves étaient néanmoins 16 à indiquer avoir visité le Pays de la Sagouine, dont les personnages de l’Île-aux-Puces viennent de l’œuvre de l’écrivaine.

«C’était drôle, se rappelle Hailley MacKinnon, 17 ans. J’y suis allé en quatrième ou en cinquième année. Nous pouvions cuisiner des pets de sœur. Il y avait aussi le sketch des Chicaneuses. J’y retournerais [volontiers].»

 

Chansons anglophones

Les jeunes du cours de français de Mme Haché préfèrent par ailleurs des musiciens et des chansons anglophones (le groupe de rock Coldplay et le rappeur Lil Baby, par exemple).

La majorité d’entre eux ont quand même entendu la musique du groupe acadien 1755.

«J’ai juste écouté ça à l’école, à chaque fois pour un test, lâche Lauren Larch, approuvée par une de ses camarades. J’étais obsédée par [la chanson] Maudite guerre qui jouait toutes les quatre secondes!»

Un garçon de 17 ans, Ilian Bezaz, dit apprécier le chanteur Cayouche, mais seulement le 15 août. Il aime en revanche l’auteur-
compositeur-interprète Michel Thériault. «C’est le best friend de ma mère», note-t-il.

D’autres élèves affirment aimer des musiciens francophones: Lisa LeBlanc pour Lauren Larch, Sébastien Bérubé pour Kyllee Tedd («il s’est marié avec ma cousine, précise-t-elle), Hert LeBlanc pour Hailley MacKinnon («c’est le mononc’ d’un de mes amis», explique-t-elle), Radio-Radio pour Jasmine Lalonde, Ginette Marie pour Dylan Niles («c’est ma marraine», détaille-t-il).

Emma Parker et Hailley MacKinnon soulignent aussi écouter souvent le groupe Écarlate, qui est originaire de leur établissement et qui a remporté le Gala de la chanson de Caraquet en 2021.

«Ils ont joué l’année dernière à l’école et tout le monde a aimé», assure Hailley.

Les francophones accros aux médias anglophones

 

Ses résultats sont uniques. Docteur en éducation, Sylvain St-Onge tend à montrer que la place de l’anglais dans l’usage des médias augmente au fur et à mesure que les élèves francophones vieillissent, dans sa thèse remise en 2021 à l’Université de Moncton.

La communauté scientifique a peu étudié les pratiques culturelles des jeunes Acadiens.

«Il y a rarement de financements de recherche pour la culture, déplore la directrice adjointe de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML), Anne Robineau. Nous avons néanmoins beaucoup de mesures de l’offre. Elle est assez abondante en Acadie, en musique, en littérature et en théâtre.»

Elle souligne que le problème est de savoir comment amener les jeunes à se cultiver grâce à ces contenus francophones. La thèse remise en 2021 par Sylvain St-Onge à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton lui donne raison.

D’une part, le chercheur à l’ICRML a trouvé que plus la concentration de francophones est élevée sur un territoire, plus les élèves francophones ont une exposition aux médias de langue française.

Ces médias peuvent être la télévision, l’ordinateur, la tablette, le téléphone intelligent, les livres, les journaux, les films, la radio, les réseaux sociaux, etc.

«Cependant, même là où il y a une très forte concentration de francophones (90% et plus), l’exposition aux médias est plutôt bilingue et ne se fait pas nécessairement davantage en français qu’en anglais», a observé M. St-Onge.

D’autre part, il a constaté un recul de l’exposition aux médias de langue française au détriment des médias de langue anglaise de la première (2 à 6 ans) à la deuxième période (7 à 12 ans) de l’enfance, puis de la deuxième période à 17 ans.

«Même une forte concentration de francophones ne semble pas assurer un usage des médias surtout en français pendant l’enfance. Peu importe la concentration de francophones dans une région, les médias de langue anglaise parviennent à percer les habitudes de consommation des élèves dès leur jeune enfance», a résumé M. St-Onge.

École importante

Le chercheur souligne que les élèves francophones de 12e année se servent le moins des médias qui favorisent l’utilisation du français, à l’exception des livres scolaires. Les jeunes de cet âge feuillettent par exemple très peu de magazines ou de journaux, voire aucun (ils sont 89% dans ce cas).

«Le seul média consommé surtout en français relève de l’influence de l’école, remarque M. St-Onge à propos des livres. D’où l’importance du rôle des écoles pour les francophones afin de conserver la vitalité du français chez les nouvelles générations.»

Il a constaté que les élèves francophones de 17 ans utilisent le plus souvent des médias qui favorisent l’emploi de la langue de Shakespeare.

Par exemple, ils se cultivent presque tous grâce aux chansons (71% d’entre eux les écoutent surtout en anglais), aux films (71% d’entre eux les regardent surtout en anglais), à internet (59% d’entre eux le consultent surtout en anglais) et aux réseaux sociaux (63% d’entre eux y communiquent surtout en anglais).

 

Pas un facteur d’assimilation

Les jeunes francophones sont nombreux à se divertir en anglais. Les conséquences de ce phénomène sont moins graves que pourraient le penser les Acadiens inquiets de l’assimilation.

La quantité de contacts avec le français pendant l’enfance avec la famille et les amis permet de mieux prédire l’usage de la langue de Molière en fin de secondaire, comparé à l’utilisation des médias, selon M. St-Onge.

Le chercheur a aussi noté que des études ont montré que la langue de scolarisation est la variable qui explique le plus les compétences langagières. L’utilisation des médias a un effet plutôt faible sur le niveau de français auto-évalué, selon lui.

Le docteur en éducation a également noté que le désir d’intégration à la communauté francophone peut être influencé en partie par l’exposition aux médias pendant l’enfance. Cette envie est toutefois aussi influencée par la perception des ressources, services et activités disponibles en français, et surtout par la force de l’identité linguistique.

«À première vue, les conséquences relatives aux médias semblent peu graves. C’est cependant surtout grâce à l’école et à la famille qui viennent les contrebalancer, commente M. St-Onge. Est-ce que l’exposition aux médias en français pendant l’enfance sera similaire pour la prochaine génération ou sera-t-elle davantage anglodominante?»

Il juge le dossier extrêmement complexe, car plusieurs éléments y interagissent.
«Les élèves des écoles secondaires francophones de notre échantillon expriment un désir d’intégrer autant la communauté francophone que la communauté anglophone, cette disposition étant modérément forte pour chacune des communautés linguis­tiques», a déjà observé
M. St-Onge.

Méthodologie

Le chercheur a sondé au total 751 élèves francophones de 10e, 11e et 12e année inscrits dans des écoles francophones (soit 18% d’un total de 4153 élèves) entre 2018 et 2019. Les jeunes des écoles du Nord-Est du Nouveau-Brunswick sont sous-représentés à cause de l’absence de participation d’écoles de la Péninsule acadienne à l’enquête.

Les géants du numérique devront bientôt prendre le virage francophone

Le Sénat canadien examine depuis six mois le projet de loi C-11. S’il est adopté, ce texte obligera les géants du numérique, comme YouTube, Spotify et Netflix, à contribuer à la création et à la disponibilité de contenus canadiens sur leurs plateformes.

Ces entreprises devront notamment tenir compte de la dualité linguistique canadienne en faisant une place importante à la création et à la production d’émissions de langue originale française, y compris celles provenant des minorités francophones.

Or, près de la moitié (48%) des élèves francophones du Nouveau-Brunswick âgés de 17 ans écoutent de la musique surtout ou toujours en ligne, selon une thèse présentée en 2021 par Sylvain St-Onge, à l’Université de Moncton. La proportion est de 53% pour les films, les téléséries et les vidéos.

Par ailleurs, 71% des élèves francophones du Nouveau-Brunswick âgés de 17 ans écoutent la musique, les films, les téléséries et les vidéos surtout en anglais, selon le sondage du docteur en éducation.

L’industrie musicale francophone en Acadie est souvent décrite comme un modèle de développement culturel, selon un article du livre L’état de l’Acadie. Néanmoins, une crise sans précédent la traverse à cause de l’écoute en ligne.

Cette écoute en continu entraîne une baisse de revenus pour une industrie déjà fragile par sa position dans un milieu minoritaire, d’après les deux autrices, Anne Robineau et Joëlle Bissonnette.

Martin Lavallée, le conseiller juridique principal à la SOCAN, l’organisation de gestion de droits musicaux du Canada, a indiqué que pour chaque dollar généré par les diffuseurs canadiens de télévision et de radio, environ 34 cents sont distribués aux auteurs et compositeurs canadiens.

Cependant, sur les revenus générés par les services d’écoute en ligne, seulement 10 cents sont distribués aux Canadiens, selon lui.
«La situation est encore plus désastreuse pour les auteurs et compositeurs francophones qui ne reçoivent que 1,8 cent par dollar généré par les services numériques, contre 7,4 cents pour les diffuseurs canadiens», a déclaré M. Lavallée devant le Sénat, le 25 octobre.

 

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