François Gravel, éditorialiste
Protester sans la radicalisation
Les camionneurs qui ont traversé le Canada en prévision d’une manifestation monstre à Ottawa ont réussi leur pari. Ils prennent beaucoup de place dans l’espace médiatique, font le plein d’appuis ainsi que de dons et sont devenus un enjeu politique. Ils n’ont toutefois pas évité le piège de la radicalisation. Où cela nous mènera-t-il?
Mettons d’abord quelque chose au clair. Le droit de manifester est fondamental au Canada. Les restrictions sanitaires ont été imposées par les gouvernements en raison de la menace que pose la COVID-19 sur nos hôpitaux. Cela n’enlève pas le droit à la population de critiquer les mesures.
Peu importe si vous êtes antivax, complotiste ou simplement épuisé de règles qui changent à tout bout de champ ou qui vous semblent inutiles et injustes, vous avez le droit de manifester votre opposition, y compris dans un camion, à condition bien sûr de respecter la loi.
L’objectif de ce regroupement, qui s’est donné le nom pompeux de «convoi de la liberté», est néanmoins difficile à comprendre. Il dénonce une mesure du gouvernement fédéral qui force les camionneurs non vaccinés qui effectuent des livraisons aux États-Unis à s’isoler à leur retour au pays.
Or, les États-Unis ont récemment imposé à leur tour une obligation vaccinale aux camionneurs en provenance du Canada. Cela signifie que même si par miracle, les manifestants réussissent samedi à convaincre Justin Trudeau de la justesse de leur cause, cela ne changera absolument rien. Ils devront quand même montrer une preuve de vaccination à la frontière canado-américaine.
Ce détail ne trouble toutefois pas les organisateurs et les participants de ce convoi. Ils veulent faire passer leur message d’un océan à l’autre, plus spécifiquement au gouvernement libéral, et surtout réussir un coup d’éclat. Grand bien leur fasse.
Sans que ce soit nécessairement prévu au départ, le groupe est devenu un paratonnerre pour tous ceux et celles qui souffrent d’une écoeurantite aiguë de la pandémie. Cela inclut de nombreux double ou triple vaccinés qui en ont plus qu’assez des sacrifices qu’ils doivent consentir, sans voir de lumière au bout du tunnel.
Il existe un mécontentement et une colère au sein de la population. Les politiciens en sont conscients. Le refus du premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, d’étendre le passeport vaccinal ou d’imposer des restrictions supplémentaires aux non-vaccinés, s’inscrit dans cette tendance.
Malheureusement, le convoi est au même moment en train de devenir un symbole qui permet de fédérer tout ce que le pays comprend de trumpistes et d’éléments extrémistes.
Le discours est en train de déraper, et pas juste un peu. D’une opposition à une mesure jugée inacceptable par certains (la vaccination obligatoire d’un groupe de travailleurs), il s’est transformé en lutte contre ce qui est surnommé la dictature sanitaire. Certains parlent d’imiter l’assaut contre le Capitole survenu il y a une année à Washington et rêvent de faire tomber le gouvernement Trudeau.
En conséquence, les associations de camionnage, y compris celle de l’Atlantique, ont préféré se dissocier du mouvement. Le chef du Parti conservateur du Canada, Erin O’Toole, est de son côté obligé de se dépatouiller entre sa volonté d’appuyer les critiques de Justin Trudeau, mais de dénoncer ceux qui tombent dans l’extrémisme.
Les autorités prennent la situation au sérieux. Des barricades ont été érigées et les policiers seront présents en grand nombre afin de tenter d’éviter des débordements. Il faut à tout prix éviter que la situation dégénère en émeute ou en tentative de coup d’État. Personne ne veut voir de manifestants, qu’ils soient camionneurs ou autres, dans les couloirs du Parlement en train de saccager le siège de notre démocratie.
La menace est réelle, si bien qu’il y a lieu de s’inquiéter sur la façon dont tout ça va se terminer. Réunir 10 000 personnes dans la capitale nationale et assiéger le Parlement pendant des jours est une chose. Mais que se passera-t-il quand le gouvernement Trudeau ignorera leurs requêtes ou refusera de plier? Personne n’a la réponse à la question.
Le convoi des camionneurs peut être celui du rejet des mesures sanitaires, des antivax ou tout ce qu’il désire au nom de cette vision de la liberté que ses organisateurs chérissent tant. Ça ne lui donne toutefois pas le droit de dépasser les bornes.
Rouler, manifester, protester, faire du bruit? Allez-y joyeusement. N’imitez toutefois pas les trumpistes du 6 janvier 2021. La réussite de l’opération marketing que représente le convoi dépendra de la crédibilité de vos arguments. Pas du nombre d’actes de violence que certains pourraient être tentés de commettre.