

Acadie Nouvelle
À quoi sert l’Acadie?
Depuis une trentaine d’années, avec l’institutionnalisation des droits linguistiques dans les années 1980, l’Acadie est entrée en crise. Cette idée peut a priori sembler paradoxale. L’acquisition de droits linguistiques ne constitue-t-elle pas une avancée considérable pour le peuple acadien? Bien sûr, mais le statut de langue officielle a profondément influencé notre rapport à nous-mêmes, aux Autres et à l’État, et a contraint nos projets collectifs à un cadre juridique plutôt restreint. Les langues officielles ont eu des effets secondaires majeurs.
L’Acadie est entrée en crise parce qu’elle a cessé de se considérer comme un peuple. Plutôt, elle se considère désormais comme une communauté de langue officielle qui peut légalement aspirer à l’égalité linguistique. Le vocable «acadien» a donc progressivement été délaissé par nos organismes au profit de «francophone», faisant effectivement de l’Acadie un groupe d’intérêt linguistique auprès de Fredericton et d’Ottawa, aspirant à une égalité à laquelle nous avons droit, mais qui n’a jamais été définie. Nous ne savons pas s’il s’agit de travailler vers une société bilingue où chacun sait parler la langue de l’autre ou s’il s’agit de garantir le droit à chacun d’être unilingue.
Devenue communauté de langue officielle, l’Acadie ne se bat plus que pour le droit de parler sa langue, sans débattre de ce qu’elle dit avec, des projets qu’elle sert à formuler. Comme si nous n’avions plus d’autres ambitions collectives que d’être comme nos concitoyens anglophones, mais en français.
C’est cela la crise de l’Acadie: limiter nos projets collectifs à l’acquisition de droits linguistiques sans réfléchir à quoi ils servent et ce que nous voulons en faire une fois qu’ils sont acquis. Si l’Acadie ne se pense plus comme un peuple, à quoi sert-elle au juste? L’Acadie est en manque de projets, de lieux où les formuler et d’institutions capables de les mener. Il s’agit d’une crise bien plus profonde que le psychodrame désolant que nous a livré la SANB et qui exigera bien plus qu’un rapport sur sa gouvernance commandé à un consultant. Deux exemples parmi bien d’autres illustrent cette crise dont je parle, cette absence de vision quant à notre devenir: l’éducation et le territoire.
L’éducation
L’école est sans conteste l’institution phare de l’Acadie et la dualité nous permet une certaine autonomie dans l’élaboration du curriculum. À ce titre, l’école est investie d’un double rôle: l’acquisition de connaissances de base et la construction identitaire, spécifique à l’école acadienne.
Le terme «construction identitaire» est aujourd’hui omniprésent dans le milieu pédagogique et fait l’objet d’un important document – la Politique d’aménagement linguistique et culturel (PALC) – qui définit le rôle de l’école acadienne en matière de construction identitaire pour les prochains 10 ans.
La PALC a malheureusement fait l’économie d’une réflexion de fond sur le contenu de cette identité à construire. Pour cause, les pédagogues, qui ont largement conçu le document et qui protègent jalousement leur mainmise sur notre principale institution nationale, n’ont pas eu recours à leurs collègues sociologues, politologues, historiens, économistes, philosophes, littéraires pour réfléchir au contenu de notre école collective: quelle histoire, quelle culture, quelles capacités critiques transmettre à nos enfants? Ce fut une occasion ratée de débattre collectivement de notre école. Groupe de langue officielle, nous avons tout misé sur la «fierté francophone» au détriment du contenu.
La PALC a également fait l’économie d’une discussion plus large sur l’enseignement des langues au Nouveau-Brunswick. Ce plan d’aménagement linguistique et culturel ne concerne que les écoles francophones. N’aurait-il pas été pertinent d’inclure les anglophones à qui l’on reproche souvent d’ignorer notre langue et notre culture? Leur «construction identitaire» nous concerne, nous affecte nécessairement, mais dualité oblige, nous limitons tout contact formel avec les anglophones sous prétexte que nous avons droit à nos institutions. C’est faire un malheureux usage de la dualité et c’est mal préparer le terrain d’une éventuelle égalité.
Le territoire
En plus de nos institutions, nous occupons aussi un territoire. Qu’en faisons-nous? Le régime de gouvernance locale au Nouveau-Brunswick est le plus ancien au pays, il laisse 40% de la population sans représentants locaux et ne prend pas du tout en compte le nouveau rôle des collectivités locales en ce début de 21e siècle. Une réforme du territoire serait une occasion en or pour l’Acadie de se réorganiser et d’acquérir des nouvelles compétences politiques.
Si le projet d’une province acadienne est improbable, rien n’empêche l’Acadie d’innover sur le plan de son organisation politique et de viser une forme de pouvoir à l’échelle régionale. Malheureusement, le par ailleurs pertinent rapport sur la gouvernance locale produit par l’Association francophone des municipalités du Nouveau-Brunswick (AFMNB) appel à une réforme du territoire sans mentionner une seule fois l’Acadie. Le mandat de l’organisme n’est effectivement pas de proposer des projets pour notre peuple, mais de défendre les intérêts de ses membres: les municipalités. C’est une limite importante de la fragmentation sectorielle de notre société civile. L’Acadie n’est pas un lobby.
Pourtant, c’est précisément ainsi qu’on la présente lorsque, défendant des circonscriptions linguistiquement homogènes, nous exhortons le gouvernement à prendre en compte la «communauté d’intérêt» francophone. Sommes-nous une communauté d’intérêt? Et les circonscriptions donnent-elles réellement un pouvoir aux Acadiens? Cela exigerait que l’Acadie soit présente dans le discours politique, ce qui est loin d’être le cas, y compris lorsque nos élus sont Acadiens. Nous sommes actifs sur le front des circonscriptions parce qu’il s’agit d’un droit, mais nous débattons par ailleurs très peu de ce que nous souhaitons en faire…
En l’absence de vision globale, on se perd dans des identités hyperlocales sans pouvoir politique: Lamèque n’est pas Miscou, Lac Baker n’est pas Baker Brook, Dieppe n’est pas Moncton. Ce dernier cas est sans doute le plus flagrant exemple de l’état fragmenté de notre discours collectif sur le territoire. Alors que Moncton sert de siège aux principales institutions acadiennes de la région, Dieppe cherche à s’isoler sous prétexte qu’elle est la plus grande ville acadienne du monde (bien qu’il y ait plus d’Acadiens à Moncton).
L’urbanité acadienne est donc divisée, incapable de se penser comme région métropolitaine cohérente. Le résultat est un étalement urbain et une dispersion des ressources. Nous avons 12 fois plus de conseillers municipaux par habitant dans le Grand Moncton qu’à Toronto et trois entités qui, bien qu’elles fassent partie d’une même région économique, se font concurrence plutôt que de coopérer.
À quoi sert l’Acadie si elle ne peut pas offrir une vision cohérente et politique du territoire? Si elle ne sert pas à discuter des changements climatiques, de l’aménagement urbain, de l’utilisation des ressources naturelles, de l’agriculture? Est-ce que l’Acadie n’aspire plus désormais qu’à recevoir des services gouvernementaux dans sa langue sur le territoire?
L’obsession des droits a involontairement fait oublier le peuple et si nous ne donnons pas à l’Acadie des projets plus substantiels que des services bilingues et la fierté française, alors elle mourra à petit feu. Peut-être l’Acadie n’a-t-elle plus l’énergie d’élargir ses luttes et d’innover dans son projet d’autodétermination, c’est son droit, mais si c’est le cas, qu’elle ait le courage de se poser la question: à quoi ça sert, donc, l’Acadie?
Mathieu Wade
Institut d’études acadiennes
Moncton
NDLR: Mathieu Wade sera l’un des participants de la 5e édition des conférences ACADIE 2020 de L’alUMni de l’Université de Moncton qui explore cette année la thématique de l’obsession identitaire. L’activité aura lieu le 12 octobre à 16 h 30 à la salle de spectacle du pavillon Jeanne-de-Valois du Campus de Moncton.