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Que reste-t-il de l’idée d’université?
L’actualité récente a fait état des difficultés financières des universités à la suite de la COVID-19. Sans nier ce constat, l’institution universitaire traverse une crise bien plus profonde.
La crise – si, bien sûr, ce terme convient – remonte à plusieurs décennies et s’est amplifiée avec la mondialisation.
D’où la question formulée dans l’intitulé…
S’il est impossible de revenir à l’époque où l’idée d’université transcendait les savoirs, il faut admettre une autre réalité: une éducation de masse adossée – pour le meilleur et pour le pire – à la consommation des biens, des services et des savoirs. À cela, s’ajoute un phénomène décisif: l’organisation de l’institution universitaire dans un ensemble où se côtoient pouvoirs publics, industries et besoins sociaux – et qu’on nomme «société» ou «économie des savoirs».
Ces trois facteurs – fragmentation du savoir (1860-1950), revendications démocratiques (1960-1970) et ouverture aux marchés (1980-1990) – sont à l’origine d’une transformation progressive de «deux habitus opposés» mais désormais étroitement liés: le pôle de l’enseignement et celui de la recherche.
Une fusion qui a complètement redéfini l’université. À tel point que celle-ci ne joue plus son rôle de promoteur de la vie socioculturelle et que ce ne sont plus les savants et les chercheurs qui orientent la société mais l’université qui doit s’adapter aux fluctuations économiques.
C’est au 19e siècle que l’université fut repensée. Au nombre des réformes dont elle fut l’objet, mentionnons le projet de restructuration en Allemagne d’après Wilhelm von Humboldt («Sur l’organisation […] des établissements supérieurs à Berlin», 1809). Il consistait, avec l’aide de l’État, à regrouper le développement de la science et la diffusion du savoir. Cette réforme deviendra la référence pour l’université anglo-saxonne.
Mais cette fusion de l’enseignant-chercheur proposée par Humboldt dans la foulée de de Fichte et de Schleiermacher n’était pas une évidence. John Henry Newman, fondateur de l’Université catholique de Dublin, s’opposa à une telle institutionnalisation de la recherche à l’université, estimant que l’enseignement des valeurs humanistes fait partie intégrante de la tradition universitaire.
La perspective du cardinal Newman dans son Idée d’université (1852) est très proche de celle défendue auparavant par Condorcet. Pour ce dernier également, recherche et enseignement sont deux pôles opposés. Dans son «Second mémoire» sur L’instruction publique (1791), il explique que la fonction des sociétés savantes est d’abord de guider l’enseignant dans sa mission de former le citoyen.
Si le projet d’unité du savoir à l’Université de Berlin pouvait sembler réaliste et urgent après la défaite allemande d’octobre 1806 face à Napoléon Ier en Prusse orientale, lieu de la prestigieuse Université royale de la Halle, cet idéal était appelé à devenir problématique avec le développement de l’enseignement supérieur aux États-Unis et l’effacement progressif de l’État.
Les Land-Grant Colleges pour l’agriculture et les State Normal Schools pour la formation des enseignants voient le jour avec le Morrill Act de 1862. Entre 1881 et 1908, les formations en finance, en gestion et en médecine se développent avec la Wharton School of Finance, la Harvard Business School et la John Hopkins Medical School. Entre 1930 et 1950, un vaste financement public destiné à la formation d’ingénieurs et de techniciens engage les universités dans un partenariat avec des agences privées (laboratoires de guerre: Lawrence Radiation, Argonne et Lincoln). Or, comme le souligne Christopher Lasch (La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1996), cette orientation (sélective) ne sera pas à la faveur de l’égalité des chances. Certes, l’Amérique repose sur une tradition des arts libéraux, mais qui survit aujourd’hui en partie grâce au mécénat.
Dès lors que l’enseignement supérieur devient polarisé par l’extrême spécialisation – ce qui inquiétait Humboldt -, il se forme une lacune considérable liée au déclin de la pensée (Michel Freitag, Le naufrage de l’université, 1995). Toutes les évolutions récentes de l’université, qui sont explicables par la concurrence et le rendement – classements des universités, critères de la recherche, préparation au marché du travail -, n’offrent pas toujours des perspectives unifiantes. Ils aggravent le conflit des facultés et, par suite, l’inégalité entre individus au profit de l’excellence, des résultats, de l’impact. Ces phénomènes sont contraires à cette culture civique que Martha Nussbaum (Les émotions démocratiques…, 2011) et l’ancienne Présidente de l’Université Harvard, Drew Gilpin Faust, appellent de leurs vœux afin de permettre à notre jeunesse d’adopter une attitude critique face au monde.
Aux conséquences internes (suppression de postes, précariat, augmentation des frais…) et aux forces externes (politiques, socioéconomiques, technoscientifiques) s’ajoute un «capitalisme académique», lequel, y compris au Canada (cf. Bulletin CIRST/ENVEX, février-mai 1998), pèse lourdement, tant sur le curriculum, sur la recherche que sur les décisions gouvernementales visant à adapter l’institution.
Il ne fait aucun doute que les développements les plus décisifs dans la crise des universités concernent la mise en œuvre, à l’échelle mondiale, de la «société du savoir» avec ses slogans à la mode: éducation tertiaire, université entrepreneuriale, éducation permanente, MOOC…
Le livre phare qui théorise ce projet à travers l’OCDE, l’UNESCO et la Banque mondiale est The New Productions of Knowledge (1994). L’auteur, Michael Gibbons, soutient que l’émergence d’un nouveau mode de production des savoirs (1970) aurait radicalement reconfiguré l’utilité des sciences depuis l’ancien mode de la science pure (Mode 1). Pour caractériser le Mode 2, le livre reprend le modèle de la «triple hélice» (université, entreprise et État) théorisé en 1990 par Loet Leydesdorff et Henry Etzkowitz.
Le point culminant de cette reconfiguration de l’université dans l’économie de la connaissance sera la première Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur à l’UNESCO (5-9 octobre 1998). La pièce maîtresse du colloque: L’Enseignement supérieur au XXIe siècle par le même M. Gibbons pour le compte de la Banque Mondiale en 1994. Alors secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, ce dernier en profite pour exposer ses thèses farfelues sur la production des savoirs.
L’économie du savoir sera intégrée en 2000 comme vision programmatique de l’Union européenne (Stratégie de Lisbonne et Horizon 2020) et exportée dans les pays émergents. Elle consacre un modèle universitaire différencié et hyperspécialisé et, de ce fait, conforme à une économie compétitive et mondialisée, mais plus que jamais instable et en proie à des difficultés chroniques de financement nécessitant des restructurations permanentes. D’où la complexité de la crise et ses nombreux paradoxes. Une crise n’est pas uniquement l’œuvre de décisions académiques et politiques, mais le fruit d’orientations imposées par le marché et la mondialisation.
Ainsi, loin d’en rire ou de se lamenter, il importe de se demander, aujourd’hui, ce qu’il reste de l’université et comment y vivre (Bill Readings, Dans les ruines de l’université, 1994).
Ni monolithique ni concevable d’après le modèle idéologique de l’entreprise, l’idée d’université reste possible – c’est l’avis de Jürgen Habermas – tant que la culture générale, indispensable pour affronter le 21e siècle, sera défendue, principalement dans les structures universitaires à dimension humaine où les sciences et les humanités vivent encore dans le respect de la diversité et le souci du bien commun.
Étienne Haché, PhD
Rivière-du-Portage
Professeur de philosophie (France)